Vladimir
Dans le froid piquant de l’hiver, le garçon prit le bras de l’homme pour l’aider à avancer. Ils marchèrent sans un mot jusqu’à la grange. Vladimir prit le long fusil accroché au mur et l’arma. Il se dirigea vers le centre de la grange et s’arrêta à la porte d’un box. Deux hommes qu’il n’avait jamais vus le regardaient s’approcher.
Le vieux cheval
Le garçon était incliné sur le clavier du piano et n’entendait plus ce qui se passait autour de lui. Une petite lampe n’éclairait qu’une portion des touches, mais cela ne l’empêchait pas de poursuivre ses gammes et d’habiter toute la largeur de l’instrument. Le corps presque tordu par moment, il plaquait ses grandes mains sur le clavier et accompagnait la mélodie d’un marmonnement constant.
- Vladimir!, lança une petite voix impatiente. Arrête de grogner! La petite fille, assise à la table de la salle à manger, avait levé la tête de son dessin. Dans la pénombre de la pièce éclairée uniquement par la lampe sur le piano, elle tentait de tracer les contours d’un petit cheval. L’animal ailé sautait par-dessus les portées d’une vieille partition sur laquelle elle dessinait. Le garçon poursuivit sa gamme sans cesser de marmonner.
- Glenn Gould fait toujours ça. Fiche-moi la paix! Dans l’embrasure de la porte, une vieille femme apparut. Elle entra et demanda au garçon de remettre la lampe à sa place. Vladimir plaqua un puissant accord et apporta en vitesse la lampe à la vieille, l’interminable cordon d’alimentation glissant tout autour de la pièce. Il l’installa sur la petite table à côté du fauteuil où la femme s’assit en soupirant. Derrière elle venait un vieux. Il héla le garçon.
- C’est le moment.
Dans le froid piquant de l’hiver, le garçon prit le bras de l’homme pour l’aider à avancer. Ils marchèrent sans un mot jusqu’à la grange. Vladimir prit le long fusil accroché au mur et l’arma. Il se dirigea vers le centre de la grange et s’arrêta à la porte d’un box. Deux hommes qu’il n’avait jamais vus le regardaient s’approcher.
- Vise bien, petit, lança le vieux sans s’occuper des deux autres. Le garçon arma le fusil et visa. Il visa l’œil du cheval étendu sur la paille crasseuse, songeant aux os qu’il ne devait pas atteindre; songeant à la douleur et à l’odeur de poil brûlé qui parviendrait à son nez. Le long fusil était lourd dans ses bras, mais c’était une présence bienveillante et connue, et la compassion qu’il éprouvait pour la bête était un sentiment qui le baignait d’un heureux trouble et qui passerait dans son geste.
L’animal respirait bruyamment et était parcouru de petits frissons. Une fièvre lourde sortait de ses naseaux et emplissait le box d’une vapeur nauséabonde. Il pourrissait de l’intérieur. Vladimir retint sa respiration. À ce moment, l’un des deux hommes intervint et l’empêcha de tirer. Il ouvrit son large manteau et prit un revolver à sa ceinture. Le pistolet était noir et le long canon très mince. Le garçon reposa son fusil et prit l’arme qu’on lui tendait. C’était une arme militaire, il le savait. Il regarda l’homme pendant quelques secondes et ce dernier songea que cet enfant avait des yeux de loup.
- Essaye avec ça, petit. Le vieux voulut intervenir mais le deuxième homme lui lança un ordre bref. Vladimir regarda son oncle et comprit que quelque chose leur échappait à tous les deux. Ce n’était pas seulement le moment de la mort du vieux cheval qui se déroulait. C’était aussi un autre événement qu’il ne saisissait pas encore. Il comprit confusément qu’il lui faudrait partir bientôt. Que c’était la fin.
Le garçon soupesa le pistolet, le tint entre ses mains et caressa le canon de ses doigts pâles. Il prit l’arme d’une main et tendit le bras, puis soudainement il visa l’homme encore armé qui d’un geste vif ouvrit son manteau en jurant. Son compagnon éclata de rire en voyant le garçon viser de nouveau la bête. À ce moment, l’œil du cheval s’ouvrit et le regarda. Le garçon savait que le globe éclaterait dans la fraction de seconde suivante, il savait qu’il l’atteindrait au bon endroit. Une prière muette traversa son esprit. Il tira.
- Bien. Va, maintenant, lança le vieux. Dis à mamie de te laisser la lampe pour ce soir.
Vladimir reprit le chemin de la maison. La nuit était complètement tombée et seule la lumière jaune de la lampe de la vieille le guidait maintenant. Il imaginait sa petite sœur assise à la table cherchant elle aussi un peu de cet éclairage si précieux.
En entrant dans la pièce, il vit la lampe déjà posée sur le piano, il hésita quelques secondes puis la prit pour l’installer sur la table. Il s’assit auprès de l’enfant et avec elle termina le dessin du petit cheval s’envolant au-dessus des portées. Il prononça clairement le titre de la pièce musicale de la partition et lut les premières notes.
- Oui, Vladimir, lis. Chante-moi la mélodie de cette petite fugue.
Le vieux cheval fut la dernière bête que Vladimir Gradkovski devait abattre avant de quitter la maison de son oncle. Il devait ensuite abattre des hommes. Au cours des premières années de son entraînement, il apprit deux choses : la maîtrise du corps, et le silence. Quand plus tard en Amérique on brisa chacun de ses doigts, il chercha dans son esprit des images qui pourraient l’aider à supporter la douleur. Et ces images s’imposèrent d’elles-mêmes. Il vit les touches noires et blanches d’un clavier de piano massacrées sauvagement par un marteau, une à une. Sa douleur et sa compassion se tournèrent vers l’instrument.
France Mongeau
Le vieux cheval. Dunham : Inédit. 2010