La Fabrication de Clara

 

 

Į Le regard Žtait dÕemblŽe perturbŽ par les contrastes de valeurs qui modifiaient la perception des volumes. Plusieurs ŽlŽments contribuaient ˆ donner un caractre particulirement hŽtŽrogne ˆ la surface de la sculpture : quatre repeints colorŽs avaient ŽtŽ appliquŽs au cours des sicles sur la polychromie originale et Žtaient conservŽs de manire inŽgale. Ainsi, diffŽrents niveaux de polychromie se c™toyaient-ils. Il en rŽsultait une impression de confusion encore accentuŽe par lÕimportance des lacunes o la pierre mise ˆ nu apparaissait blanche et plus ou moins ŽrodŽe ou encore recouverte dÕun dŽp™t noir. Č

 

Faunires, LŽvy, Meyonas. Polychromies secrtes.

 

Prologue

Nostre Dame de Grasse, une Vierge polychrome de calcaire exposŽe au MusŽe des Augustins ˆ Toulouse, est pure beautŽ. Pressant un livre sous son bras, la Vierge regarde vers sa droite alors que lÕenfant quÕelle retient sur ses genoux semble vouloir sՎchapper vers la gauche. La composition mme de lÕensemble est Žtonnante. Que regardent-ils ainsi chacun de leur c™tŽ? Des personnages disparus aujourdÕhui mais participant ˆ une adoration des mages dont les paroles ou les gestes ont provoquŽ cette mŽlancolie dans les yeux de la Madone? Cette hypothse de la prŽsence dÕautres personnages auprs dÕelle nÕa pas ŽtŽ confirmŽe. Ce que lÕon voit surtout, cÕest le visage dÕune mre qui ne sÕincline pas vers celui de son enfant. Elle regarde ailleurs. Savait-elle dŽjˆ que ce fils-dieu allait lui Žchapper?

La mŽlancolie empreinte sur le visage de la petite madone sÕest gravŽe en moi et est venue confirmer que nous possŽdons une tristesse immŽmoriale, et collective; une mŽlancolie qui nous dŽpasse, ancrŽe dans la race humaine et dans le monde autour de nous. Profonde, sacrŽe, une tristesse sans possibilitŽ de langage; celle des arbres gelŽs dans lÕhiver, partagŽe par lÕintelligence de la terre et les tres sans parole. La beautŽ de la Vierge me rapprochait Žtrangement de la mort, la fr™lait de prs, moi qui nÕy connais rien. Je sais maintenant que la beautŽ et la mort sont de proches parentes.

Chaque fois que je regarde le visage de la petite madone montent ˆ ma gorge toutes les mŽlancolies pures et douloureuses qui sont parfaite luciditŽ. Et, chaque fois, monte ˆ ma voix celle encore muette de Clara Thomassen.

 

Les origines

Clara Thomassen nÕexiste pas. CÕest un personnage qui tournoie dans ma tte, traverse mes rves et me tient depuis toujours. Toutefois, si elle est de toute Žvidence une prŽsence humaine et puissante dans mon imaginaire, elle ne trouve pas forme dans ce roman que je veux Žcrire. Elle est bien rŽelle pourtant, rŽclamant le concret dÕun rŽcit, me regardant fabriquer, manuscrits aprs manuscrits, des narrateurs qui pourraient parler dÕelle mais qui nÕy parviennent pas plus que moi.  Aucune des mŽcaniques narratives mises en place ne parvient ˆ la faire tenir debout.

Les personnages qui Žvoluent autour de Clara Thomassen sont beaucoup plus faciles ˆ fabriquer et cÕest leur regard qui lui permet de respirer, de vivre et de prŽtendre au rŽel dÕun rŽcit. Dans les faits, ils prennent forme et poursuivent leur qute gr‰ce ˆ cette fille dont ils sÕapprochent et sՎloignent. Quand Clara pose sa main sur le bras de lÕhomme assis auprs dÕelle, cÕest lui qui ressent la dŽlicatesse des doigts, lui qui conservera dans sa mŽmoire la fraicheur de cette peau et qui plus tard admettra quÕelle nourrit la sienne et quÕil est affamŽ. Je ne sais pas ce que ressent Clara. Je ne vois pas son visage. Mais cet homme la voit.

Ë lÕorigine, Clara nÕa pas de nom. Ni de prŽnom. Et pour dire vrai, elle nÕest quÕun je imprŽcis en qute de lieux et de sens. LÕhistoire o ce personnage se meut nÕadopte pas de structure stable et tourne autour de sensations ou de sentiments ˆ peine ŽvoquŽs, malgrŽ les faits nombreux qui en rythment le cours. Ainsi, lÕinsistance de cette histoire ˆ tre racontŽe a accumulŽ sans rel‰che ni discrimination des gestes, des anecdotes, des tensions, impuissante ˆ donner une rŽelle voix au personnage. La chronologie des ŽvŽnements ne suffit pas ˆ ce que sÕincarne cette fille.

Quarante ans ont passŽ, cÕest beaucoup de temps. JÕai Žcrit et dŽtruit quatre manuscrits racontant les mmes faits, les mmes qutes, sans que ne se matŽrialise le moindre rŽcit. Et Clara continue de tourner en moi, sans prŽnom ni visage, retenue dans la vanitŽ de sa petite anecdote.

 

En me rendant ˆ Toulouse pour voir Nostre Dame de Grasse, la Madone de pierre, je savais que je cherchais une clŽ pour poursuivre mon travail dՎcriture. Je mՎtais engagŽe ˆ Žcrire le Roman de Clara Thomassen et je supposais que voir cette Vierge ˆ lÕenfant allait mÕaider. DŽjˆ fortement Žmue par cette sculpture dont jÕavais vu des photographies dans une revue, je croyais na•vement que lՎnergie surgissant du calcaire allait permettre ˆ Clara de sÕincarner. Rien nÕy fit. La pierre tendre est restŽe pierre tendre. JÕai fl‰nŽ dans les rues, me suis assise ˆ un cafŽ et jÕai cherchŽ Clara. Je lÕai attendue, elle, et les autres. Les autres sont venus. Mais pas cette fille.

 

Les origines de la Vierge polychrome exposŽe dans lÕancienne salle capitulaire du couvent des Augustins, actuel MusŽe des Augustins ˆ Toulouse, sont inconnues. Rien, lit-on, qui puisse confirmer le nom du sculpteur qui a signŽ le travail magnifique de la crŽation de la petite madone. Quelques ŽlŽments pourtant : une estimation de lՎpoque de sa crŽation, la fin du Moyen-åge; une idŽe de la rŽgion o elle aurait ŽtŽ crŽŽe, le midi de la France.

Nostre Dame de Grasse, Īuvre orpheline, suscite chez ceux qui la voient une forte Žmotion. Les traits de son visage, la gr‰ce des Žtoffes sculptŽes dans le calcaire et les pensŽes ŽvoquŽes par la fine ligne des sourcils suffisent ˆ rendre extrmement vivant un monde dont on ne sait pourtant rien. La Vierge traversera les heures jusquՈ sa ruine sans perdre la protection de sa propre innocence. Clara Thomassen est orpheline de rŽcit. Plusieurs anecdotes ponctuent sa vie, certes, mais dans cette impossibilitŽ o je suis de la figer dans la fiction, elle est un tre sans heures, dans le refus mme de son innocence.

Comme les quatre femmes Īuvrant ˆ la restauration de la Vierge de calcaire du MusŽe des Augustins, je cherche ˆ cerner et ˆ retirer les multiples repeints accumulŽs sur le front de Clara. Lˆ o peuvent se lire quelques soucis et quelques joies.

 

 

Les mouvements

Į Tout lÕhomme est lˆ, sa collaboration intelligente avec lÕunivers, sa lutte contre lui et cette dŽfaite finale o lÕesprit et la matire qui lui sert de support pŽrissent ˆ peu prs ensemble. Son intention sÕaffirme jusquÕau bout dans la ruine des choses. Č

Marguerite Yourcenar. Le temps, ce grand sculpteur.

 

Le travail de restauration de Nostre-Dame-de-Grasse a durŽ plusieurs annŽes. PrŽcŽdŽ par une analyse de lՎtat de la sculpture qui rŽvŽlait lÕurgence dÕintervenir pour la conserver, ce travail posait des questions cruciales sur les choix ˆ faire. La restauration impliquait en effet de modifier lÕaspect de la petite madone tant aimŽe du public toulousain. Fallait-il conserver des traces des diffŽrentes interventions ou retrouver le visage dÕorigine? Le texte du trs beau catalogue[1] de lÕexposition de 2006 rŽdigŽ par les restauratrices explique les diffŽrentes Žtapes ayant permis de dŽcouvrir les quatre repeints qui, ˆ travers les sicles, avaient tentŽ de protŽger la sculpture. La protŽger certes, lÕembellir sans doute, mais aussi lÕaltŽrer afin de mieux rŽpondre aux prŽoccupations, parfois familiales, parfois politiques, de chacune des Žpoques.

 

Combien de repeints accumulŽs en nous, sur nous? Ces questions ne se posent-elles pas dans le travail de reconstruction dÕun tre ou dÕun lieu abattu par des forces ennemies? Comment guider la dŽmarche de restauration de ces parts en nous chargŽes de meurtrissures et de sens? Quel souvenir, quel geste, quelle promesse privilŽgier? CÕest un travail colossal et dŽlicat quÕil faut perpŽtuellement recommencer. Ë proximitŽ de la douleur. Toujours dans la crainte de retomber.

Cette insistance ˆ reconstruire est sans doute une affaire de survie. Une sorte de fuite devant la douleur offrant ˆ la pensŽe humaine une occupation raisonnable. Ici, on tient compte de sa propre histoire en conservant pour la mŽmoire oublieuse quelques traces des blessures et de la destruction. Lˆ, on brandit dÕantiques pierres dans lesquelles se trouvent de vieilles meurtrissures encore rŽsistantes. Ailleurs, on rase tout pour effacer ˆ jamais la l‰chetŽ et refaire ˆ neuf, en Žliminant sans rŽserve toutes les traces anciennes. Des intentions de tout nier prennent lÕespace. Pourtant, ces intentions mmes sont Žloquentes et laissent percer un dŽsordre dÕespoirs et de joies qui semble dŽsireux dÕavancer vers le vivant.

 

Il y a cinq ans, la nŽcessitŽ de retourner dans lÕhistoire de Clara Thomassen sÕest imposŽe ˆ moi. Je croyais quÕavoir bržlŽ les premiers manuscrits lÕavait fait taire pour de bon.  Je croyais mՐtre dŽbarrassŽe de cette fille qui tournoie dans mon cr‰ne et qui nourrit ˆ mon insu les pomes que jՎcris. Mais cela a ŽtŽ plus fort que moi et la fabrication de Clara Thomassen est passŽe par une Žpreuve dÕarrachement. Le je intime a ŽtŽ transfigurŽ par la nŽcessitŽ impŽrieuse de raconter cette histoire. SÕest mis en branle tout le processus de narrativisation : trouver une voix, un point de vue, commencer la construction des personnages. Elle a acquis un prŽnom, un nom, une identitŽ et par le fait mme une qute, celle de se donner un sens.

Clara Thomassen nÕest pas ˆ inventer. JÕai entre les mains tout ce quÕil faut pour parler dÕelle. Des gestes, des peurs, des anecdotes : ses amours, ses errances ou encore la mort de cet enfant quÕelle nÕa pu mener ˆ terme et qui a fait un bruit de fin du monde en mourant dans les eaux de son corps. Une enfance Žgalement, des origines; toutes les anecdotes sont revenues, ˆ quelques dŽtails prs, telles quÕelles Žtaient dans les premiers manuscrits. Et jÕai surtout les autres personnages qui la c™toient et qui de leur regard la font tenir debout.

Ces diffŽrents personnages sont de toute Žvidence inspirŽs des territoires aperus dans les lectures effectuŽes depuis lÕenfance. Steppes Žtrangres, dŽserts impraticables entourŽs de montagnes rouges, espaces du Nord des AmŽriques, tous territoires violents o des vents sont capables de fabriquer les temptes ocŽanes qui adviennent ˆ mille lieues de lˆ. Des clichŽs. Or, des personnages sÕy incarnent et voient Clara. Ce sont eux qui me parlent dÕelle. Ceux-lˆ qui acceptent sans broncher cette libertŽ prŽtentieuse quÕelle brandit ˆ chaque instant. LibertŽ implacable, entretenue par leur propre complicitŽ dÕhommes qui la repousse dans sa solitude. Aussi vieille que le monde. La solitude de la luciditŽ. Cette mme luciditŽ qui mÕempche aujourdÕhui de me leurrer moi-mme par les artifices du rŽcit devant porter Clara.

 

JÕaime regarder le visage mŽlancolique de la petite madone de Toulouse comme jÕaime retourner dans la tristesse de certains personnages Žvoluant autour de Clara et, en mme temps, je ne sais comment y aborder sans tre moi-mme profondŽment Žmue. Je passe des jours entiers ˆ les regarder dans le silence. Dans leur abandon humain. La solitude des tres sans langage. Ils me semblent habitŽs par un puissant chagrin qui circule dans leurs veines en permanence. La tristesse enclose dans leur corps vient retentir contre mes propres c™tes.

 

Ni rŽel, ni prŽsent

LՎtat mme de conservation de la polychromie originale de Nostre Dame de Grasse, visible en raison de lՎcaillement des diffŽrents repeints, a prŽsidŽ ˆ la dŽcision de retrouver lՎtat dÕorigine de la Vierge de calcaire tendre. Retirer les diffŽrentes couches de salissures et de pigments, ou rŽvŽler la dorure apparaissant dans la chevelure, permettrait de retrouver la finesse des reliefs sculptŽs dans la pierre et lՎventail des couleurs utilisŽes au Moyen-åge. Devrais-je faire de mme et tenter de retracer lÕorigine de lÕhistoire de Clara? MÕenfoncer dans ma propre mŽmoire et retrouver comment sont apparues sur le front de cette fille ses pensŽes et sa mŽlancolie?

 

Ë quoi pensait le sculpteur dans la lumire de lÕatelier sinon aux gestes simples de son modle, ceux-lˆ qui prŽcŽdrent lÕimmobilitŽ exigŽe. Replacer la fragile couronne en retenant le lourd voile sur ses cheveux; retenir plus fermement le livre sous son bras; sourire ˆ lÕenfant en tentant de le distraire et de lÕapaiser avant la longue attente que constituera la pose. Maintenant devant le bloc de calcaire tendre, il prŽpare ses couleurs songeant ˆ la carnation des joues et ˆ cette fine ligne qui marquera la courbure des sourcils du visage de la Vierge. Sait-il dŽjˆ que des sicles plus tard on viendra Žpaissir cette ligne, ajouter du rouge aux joues et aux lvres, effaant la jeune fille et transformant sa madone en femme fardŽe? Voyait-il comme moi combien elle paraissait jeune pour avoir dŽjˆ portŽ un enfant? Avait-il la force de la protŽger?

Contrairement ˆ la petite madone toulousaine, Clara Thomassen nÕa pas de visage. Mais les autres personnages faonnent ses gestes, ses Žmotions et certains sentiments contre lesquels elle se soulve parfois, incapable de rester tranquille. De prendre la pose. Et il y a moi, ˆ travers eux, trafiquant comme je peux leurs amours afin de mÕapprocher plus encore, au plus prs, lˆ o je pourrais saisir un peu de paix afin de la laisser sՎchapper de mes doigts.

 

ƒpilogue

Je ne conserve pas en mŽmoire les phrases qui mÕont marquŽe au moment de leur lecture. Ces phrases palpitant en secret au cĪur des romans, des pomes. Elles sont entrŽes profondŽment dans ma chair et dans mes os signant assurŽment quelque pacte avec mes souvenirs. Peut-tre est-ce parce quÕelles ont dÕabord harnachŽ le sang avant de prendre sens quÕelles restent plus volontiers dans la mŽmoire du corps.

Je mÕengage aujourdÕhui dans la fabrication de Clara et je perois en mme temps les causes de ma propre impuissance. Mais jÕirai jusquÕau bout afin de faire cesser la ronde des images tournoyant dans mon cr‰ne. Images superbes mais assassinant avec minutie mes maigres souvenirs. CÕest un jeu que je connais par cĪur, celui de la fabrication de Clara. Et je sais que mener ˆ terme cette affaire la fera mourir tout ˆ fait.

Faire sÕincarner dans le rŽel dÕun livre les ŽvŽnements qui ponctuent le cours de la vie imaginŽe de Clara Thomassen, cÕest lÕassassiner de mes mains. Et la perdre ˆ jamais.

 

Exercice autobiographique no 5

Dunham, ŽtŽ 2014

 

 

France Mongeau

La fabrication de Clara. Les Adrets : Arpentages 2, 2015



[1] Faunires, LŽvy, Meyonas. Į Enjeux, choix et mŽthodes de restauration de Nostre Dame de Grasse Č dans Polychromies secrtes. Toulouse : 2005-2006, MusŽe des Augustins.