Exercice autobiographique no 1 : le baraquement
Ce
nĠest pas lui qui aurait tout organis de cette faon. Le froid, la nourriture,
et ces heures interminables passes dans la pnombre sous prtexte que le
baraquement devait paratre inoccup alors quĠune
fume sortait en permanence du tuyau crasseux du pole bois. Six mois! Six
mois dans cet enfer! Parce que ce porc fini de Bisson avait pris la direction
de lĠquipe, Tom enrageait quotidiennement. Mais on lui avait fait savoir que
cette affaire tait de la plus haute importance et quĠil tait le seul
pouvoir sĠen tirer. Une affaire dlicate. Les mets graisseux et les chaussettes
gares nĠavaient pour le moment rien de potentiellement dlicat.
Heureusement,
il y avait cette lumire! Quand il passait prs de la fentre et faisait remuer
le rideau, un fil lumineux venait frapper le sol et cela lĠapaisait. CĠtait un
trait effil et brillant qui tombait pur comme un cri. Une note parfaite. Un
couteau. Tom pouvait se lever vingt fois par jour rien que pour faire bouger le
lourd tissu. La lumire avait une faon trange de dessiner les poussires en
suspension, puis de devenir un voile transformant les objets de la pice, puis
de devenir un espace de rverie. Un espace de rverie dans cet enfer.
Tom
regarda ses mains, massa les paumes et fit craquer ses doigts. Il soupira.
Heureusement aussi, le porc fini devait quitter la place le jour mme.
Un
bruit vint et la voix graillonnante de Bisson tomba dans le baraquement. Tom
leva la tte et observa le gros type qui entrait en claquant la porte sur
lĠhiver lumineux qui cherchait entrer avec lui. Aprs avoir pris le temps
dĠhabituer ses yeux la pnombre, Bisson cracha sur le sol et suivit la
trajectoire de son crachat pour se rendre la table au centre de la pice. Tom
resta immobile, hypnotis malgr lui par le petit amas visqueux qui tentait vainement
de sĠinfiltrer dans le plancher de bois. L o le couteau de lumire avait russi
se planter.
LĠhomme
sĠarracha ces dtails quand la porte sĠouvrit de nouveau et que la fille
entra. Ë son tour, elle sĠarrta quelques secondes et vit le crachat qui scintillait
sur le sol. Elle explosa. Elle sĠtait dplace pour embrasser la pice dĠun
seul regard et la lumire qui tait entre demeura longtemps agrippe au froid et
cette colre superbe venue branler lĠattente interminable. Tom avait vu la
cicatrice au-dessus des lvres de la femme. Pendant une seconde, il sĠimagina
passer son doigt sur la fine boursouflure.
La
fille sĠpoumonait en pointant Bisson de son arme. Elle hurlait ses insultes
dans un beau dsordre de phrases inacheves, arguant que le type tait un
parfait incomptent et quĠil avait failli faire foirer lĠaffaire, quĠil nĠavait
aucune ide de lĠquilibre prcaire dans lequel ils se trouvaient tous et quĠen
plus, il tait dgueulasse. Cette colre tait sans doute exagre, mais Tom
attendit, patient et lgrement fbrile, souhaitant quĠelle tire et quĠil soit
dbarrass de cette sale tte de porc. Il imaginait parfaitement les dgts sur
le mur de la baraque et se portait dj volontaire pour tout nettoyer et faire
disparatre les preuves.
La
fille commanda rudement Bisson de ramasser ses cochonneries et de quitter la
place. On lui retirait la direction de lĠaffaire. Devant cette colre
implacable, le gros type nĠattendit pas. Quand il voulut emporter son arme,
elle la lui prit des mains et rcupra les munitions. Il tenta bien dĠavoir dĠautres
explications mais sans rsultat. tait-ce son crachat, inoffensif, qui mritait
une telle fureur?
Bisson
enfila son anorak et sortit. Pendant quelques secondes, la lumire sĠallongea
sur le bois tendre du plancher et fit apparatre de nouveau le petit amas
visqueux. Tom se leva et ramassa une chaussette abandonne pour ponger la
chose. Il ouvrit la porte du pole et jeta le tout au feu. La fille le regarda faire
en reprenant son souffle. Enfin, aprs avoir rang son arme, elle sĠassit la
table et retira le bonnet qui emprisonnait ses cheveux. Quand elle parla, la
douceur soudaine de la voix frappa Tom et il leva les yeux sur elle. QuĠon vire
le porc fini semblait une heureuse ide, mais lĠhomme ne savait pas encore pour
elle. Il hocha la tte. En fait, il ne savait pas sĠil aimait que cette femme utilise
si doucement son prnom en sĠadressant lui.
***
Quand
il rentra ce midi-l, Tom sentit quĠon avait prpar quelque chose manger. Et
cela sentait bon. Il trouva la fille qui travaillait la table. Des documents sĠempilaient
proprement auprs dĠelle. Elle sourt en le voyant. Ses cheveux encadraient son
visage et elle lui parut paisible. Il remarqua quĠelle tait en train de
recopier minutieusement les notes prises au cours des derniers mois par Bisson.
Elle vit son regard et expliqua presque confuse que le cahier tait trop
dgueulasse et quĠelle osait peine y toucher. Tom ne put retenir un sourire.
La fille lĠobserva pendant quelques secondes. Elle ajouta quĠil leur restait
encore un mois dans cet enfer et quĠensuite, ils pourraient agir. Le dnouement
de lĠaffaire tait prvu pour le printemps.
Tom
retira son manteau et alla jeter un coup dĠÏil au contenu du chaudron. Il
traversa ainsi le gnreux pan lumineux qui entrait maintenant par la fentre. LĠhomme
regarda ses mains, bougea les doigts dans le soleil, sentant parfaitement la
chaleur vive de mars. La femme avait ouvert les rideaux. Quand il se tourna
vers elle, il vit quĠelle lĠobservait toujours. Il songea quĠil leur restait un
mois dans cette lumire. Il frmit. Tout
un mois, se dit-il.
France Mongeau
Exercice autobiographique
nĦ1 : Le baraquement . Montral : dans
Ç Passer lĠhiver È, Moebius,
no 132,2012