Envols : accompagnements

France Mongeau

 

Les livres ont cette facultŽ de nous arracher ˆ nous-mmes tout en nous confrontant ˆ ce que nous sommes. Les lieux, les interrogations ou les images poŽtiques, opŽrateurs dĠimmensitŽs Žcrira Bachelard ˆ propos de ces dernires, permettent ˆ lĠtre de se dŽfinir – de sĠenrichir dans le sens dĠamasser – dans cette rencontre avec lĠautre imaginaire de langage. CĠest presque automatique quand le pacte avec lĠÏuvre est bien scellŽ, quand le livre nous pla”t. Mais dĠautres ouvrages, souvent poŽtiques puis-je avancer, provoquent autre chose en nous. Et cĠest ce que je veux tenter de dŽcrire ici dans ces brefs accompagnements ˆ la lecture du trs beau livre de poŽsie Temps qui installe les miroirs de Nicole Brossard, paru aux ƒditions du Noro”t en 2015. DŽcrire ce qui a ŽtŽ donnŽ dans les moments de cette lecture.

 

Le livre commence ainsi :

 

une seule phrase et nous pouvions

tomber plusieurs fois

en-dessous des mots

 

Le pome est seul, comme lĠarbre levŽ dans la singularitŽ de sa volontŽ dĠarbre. Il ne semble avoir aucune intention au-delˆ de lui-mme. Ni prŽtendre ˆ rien dĠautre quĠˆ lui-mme. Ainsi, nous plongeons avec lui.

Pourquoi irais-je plus loin dans ce livre alors que ce premier tercet provoque en moi un pur abandon, quĠil me plaque dans lĠimmŽdiatetŽ des battements de mon sang? Quelle autre aventure me guette o je retiendrais ainsi mon souffle comme si jĠŽtais au bord dĠun prŽcipice dans lequel il me tarderait tant de plonger?

La conscience parfaite de la chute – du dŽsir de renouer avec une connaissance sŽculaire de la chute – mĠharnache ˆ moi-mme et je cesse la lecture pour mĠenvoler. Y aurait-il quelque chose dĠessentiel entre les vers que cĠest dŽjˆ quittŽ; la sensualitŽ elle-mme sĠefface devant une forme de plŽnitude aigŸe disposant du corps, au plus fort des mots.

 

Premier accompagnement :

Nous ne pouvions pas chercher dŽjˆ ˆ comprendre, ˆ analyser ce qui rendait les mots si puissants. Nous voulions demeurer intacts dans cet abandon, dans lĠespace renouvelŽ de notre parole. Hors du temps. Hors du monde. Si prs de nous-mmes ŽgarŽs. Dans cette paix Žtrangement ancienne, nous mesurions encore mal la portŽe des vers. Et nous ne voulions rien quitter. Nous Žtions de jeunes gens, nous avancions dans les jours avec le douloureux regret de ne pouvoir rester ˆ jamais dans la lecture du pome. Nous savions que nous appartenions ˆ la fragilitŽ du rŽel et nous souhaitions de toutes nos forces apprendre le courage.

 

Certains livres permettent ainsi ˆ lĠ‰me de se matŽrialiser, lui offrant la possibilitŽ mme de sĠincarner, mais aussi de renoncer ˆ son propre tourbillon intŽrieur. Celui de Nicole Brossard en est un vŽritable. Il propose des vers et des tercets conviant lĠtre ˆ consentir – je voudrais dire, enfin! – ˆ une exacte rencontre entre sa conscience singulire et celle du monde.

 

avant mme lĠidŽe de notre propre vie

une autre a dŽjˆ commencŽ

chaos de sens ivresse inapaisable

p. 24

 

CĠest ce chaos de sens ivresse inapaisable qui est une perception neuve – joyeuse – pour lĠesprit.  Un instant de parfaite luciditŽ. Et de gr‰ce. CĠest lĠ‰me nue qui se meut dans la mŽditation. Car le pome devient ˆ la fois un espace et un acte dĠapprentissage; il nĠest pas transfiguration du rŽel, il vit dans les verbes donnŽs ˆ sa seule indŽpendance.

 

Dans cette lecture de Temps qui installe les miroirs, je sens le vertige dans mes os. Je touche ˆ un savoir organique o mon souffle de femme transforme mes bras en ailes assez puissantes pour mĠarracher ˆ la fabulation et me mener de lĠautre c™tŽ des arguments humains, de lĠautre c™tŽ de la raison sans nombre. Je suis un oiseau, et je demeure dans lĠenvol. Je suis un oiseau et jĠai toujours su voler.

La conviction dŽjˆ profonde que le pome est un espace de libertŽ se rŽpte ˆ moi. Ainsi jĠavance sans filet, sans toucher le fond de lĠeau et le vertige est illuminations.

 

Les vers de Nicole Brossard qui se suivent en 48 tercets dans ce beau livre offrent ˆ la pensŽe un espace gŽnŽreux o se dŽployer. O voir. Entendre. ƒchafauder des plans. Ils Žvoquent ainsi ce qui est disponible gr‰ce ˆ la mŽcanique du langage, dans ses certitudes et ses innovations, mais ils dessinent Žgalement ce qui pourrait advenir du corps-pensŽe : un geste, une affirmation claire, une blessure dans sa nŽcessitŽ. Ils rappellent ˆ la psychŽ les heures premires de la conversation entre soi et le monde, cette conversation qui accumule le fouillis indescriptible des intentions humaines et qui les place au cÏur de la mŽmoire. Le pome, projecteur lucide et provoquant, lumire fossile fabuleuse.

 

entre le paysage, now la vie

les Žcrans et notre mortalitŽ

je mĠen tiens aux sources de tendresse

p. 33

 

Deuxime accompagnement :

Ici, la maison rŽsonne des reportages relatant les attentats dĠhier, novembre triste ˆ Paris. La tŽlŽvision reste allumŽe; les images, les tŽmoignages et les coups de feu tournent en boucle. Nous nĠarrivons pas ˆ nous concentrer pour bien identifier ce qui nous dŽfinit et nous construit dans ce moment de la lecture du pome. Et nous ne nous rŽsoudrons pas ˆ faire cesser le vacarme du monde. Nous sommes happŽs par lui, conscients de lui appartenir dans toutes nos impuissances. Mais dŽjˆ il est mŽtamorphosŽ par la voix des commentateurs, dŽjˆ il est si loin du prŽsent alors quĠˆ lĠextŽrieur tombe une premire neige rŽelle et que les coups de feu des braconniers claquent dans la fort qui jouxte nos terres.

 

Ainsi ne sommes-nous jamais seuls dans cette matŽrialisation de la solitude que nous offre le livre. Ailleurs existent les autres qui nous rejoignent dans la langue, dans les intentions humaines et sauvages de la langue. Et si parfois jĠexulte comme au cÏur dĠun amour, la main broyŽe du dŽsir me rappelle ˆ lĠautre.

 

ici cĠest au galop

os et soi fragments dĠhumanitŽ dispersŽe

lyriques lŽvriers inexplicables cendrŽs

p. 41

 

Je voudrais me lover dans le dernier vers de ce verset. LĠallitŽration, le rythme; mais la ligne pure et ŽlŽgante du chien, complexe et inachevŽe. LĠanimal demeure entre son jappement et sa reprŽsentation, frileux encore, prt ˆ la course Žpuisante. Parfois je suis dans lĠimage. Je suis le chien auprs des autres chiens de cendres.

Les mots fabriqueront des forces vives, une sorte de rŽsistance aux drames du rŽel. Dans cette accumulation de connaissances, tout deviendra dŽsirs et occasions offertes ˆ lĠtre de devenir pluriel. En tournant les pages, quelque chose de primitif sommerait les sens ˆ apprendre lĠabandon et la langue; les paradoxes / ab”me complexe du prŽsent.

 

La force du pome tiendrait-elle ˆ cette luciditŽ et ˆ ce vertige auxquels est conviŽe la parole et dans lesquels elle plonge, libre, libŽrŽe des dictats du rŽel ou de lĠimaginaire crŽŽs par lĠintime? Un dŽpart. Un accueil. Ce nĠest pas rencontrer lĠautre, cĠest se rencontrer soi. Singulier et entier dans ces moindres engagements que le langage, venu ˆ la conscience par les mots de la pote, projette en faisceaux dans une complexe trajectoire qui les garde en contact les uns les autres par les liens du sang. Un rappel de notre appartenance ˆ la race humaine. Un rappel de cette responsabilitŽ profonde qui incombe ˆ chacun. Devenir.

 

tu devras devenir ton propre temps

la mme idŽe

cent fois trempŽe dans le silence

p. 30

 

Troisime accompagnement :

Enfants, nous observions notre mre emprisonnŽe dans les livres. LittŽralement emprisonnŽe. Elle passait de longues heures tranquilles, ˆ mille lieues de nous, sans nous, absorbŽe par les rŽcits des autres et elle semblait y vivre des instants privilŽgiŽs auxquels nous ne pourrions jamais appartenir. En lĠobservant, nous acqu”mes la conviction profonde que la littŽrature offrait des possibilitŽs presque infinies de fuites tangibles et dĠexpŽriences; que cĠŽtait dans les livres quĠil nous fallait vivre et que le mot littŽrature Žtait un simple synonyme du mot libertŽ. Nous croyions comprendre dŽsormais que cĠest lˆ que devait se passer les heures du monde et ses innombrables promesses; que cĠest lˆ que se dŽrouleraient les heures rŽelles qui allaient nous construire.

 

 

Et dans lĠavenir simple dĠune respiration, des vers me happent, constituŽs de rŽsistances et de refuges. Le livre de Nicole Brossard me rejette-t-il dans la solitude quĠil me porte aussit™t et mĠenlve avec lui. Il ne cherche pas ma comprŽhension, il nĠattend rien de moi que ma libertŽ. Et cĠest mon ‰me qui sĠŽlve ainsi, auprs de celle de lĠarbre.

 

me voici dispersŽe

dans lĠobsession des mots

aux endroits de prodigieuse joie

p. 53

 

Dans la matire poreuse du langage et dans celle des os se concentre la lumire fabriquŽe par lĠ‰me-prisme. Quelle raison alors me ferait quitter le pome ˆ cet instant de pur consentement et de pur abandon o je me trouve?

 

 

Dunham novembre 2015

Exercice autobiographique no 7

 

 

Les Adrets : Arpentages 2, 2016

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