Le pommier

 

 

Il marchait devant elle portant la trononneuse quĠelle venait dĠacheter. Elle avait choisi un modle lŽger, comme Sue Hubbell raconte lĠavoir fait dans son rŽcit A Country Year. Un outil quĠelle pourrait manier elle aussi. Le propriŽtaire du magasin lui avait fait tenir diffŽrents modles et cela lĠavait intimidŽe. Ce poids. La chaine, les dents de la lame. Un objet si prs de la mort.

Elle nĠentendait pas toujours la voix de lĠhomme qui avanait devant elle. Les phrases se perdaient dans le dŽsordre du sentier. Il jurait parfois contre les framboisiers et les mžriers envahissants. Cela, elle lĠentendait.

Ils voulaient commencer par la colline aux bouleaux. Le sentier devait les mener ˆ cet espace quĠil avait ouvert un an plus t™t en une haute clairire. Ils Žtaient dans les parages du pommier gris. Un ami lui avait dŽjˆ dit quĠil sĠagissait dĠun pommier ensauvagŽ. Elle a rŽpŽtŽ longtemps ce mot en elle. EnsauvagŽ. Elle lĠa lu aussi, dans un pome. La parole ensauvagŽe. Quelque chose comme a.

SĠadressant ˆ lĠhomme qui marchait toujours, elle avait dit : regarde, le pommier ensauvagŽ aura moins de fleurs cette annŽe. Et lui, il avait souri en se retournant pour la regarder.

 

***

 

Ë ce moment-lˆ, ils ne connaissaient chacun quĠune petite variŽtŽ de noms dĠarbres. ƒrables, chnes, bouleaux, pommiers et Žpinettes. Ce dernier terme, prudent, rassemblait toute une panoplie dĠessences cousines quĠils ne distinguaient pas encore.

Quelques jours plus t™t, un homme Žtait venu livrer du bois. Il Žtait restŽ debout dans son camion, ses bras nus dans le printemps encore froid, indiffŽrent ˆ la pluie qui tombait. Il rŽcitait des noms dĠarbres en lanant les bžches sur le sol. CĠŽtait comme une prire sĠenvolant dans lĠair humide. Un savoir dĠarbre par lĠŽcorce, par lĠaubier ou par la chair du cÏur; ce poids de la chair du cÏur.

Il avait ŽtŽ particulirement fier de parler de lĠorme. Un arbre aussi vieux est rare aujourdĠhui. LĠarbre du pre de son pre quĠil avait dž abattre lĠannŽe prŽcŽdente. Une vieille maladie. Il avait dit avoir hŽsitŽ avant de vendre ce bois avec le reste. Puis, il avait passŽ une main sur son visage, un peu embarrassŽ par la soudainetŽ de sa propre Žmotion.

Aprs le dŽpart de lĠhomme, elle avait mis de c™tŽ les bžches de lĠorme si faciles ˆ distinguer des autres. Il viendra les rŽcupŽrer, tu vas voir, avait-elle expliquŽ. Puis ils avaient cordŽ le reste du bois sous lĠabri.

 

***

 

LĠhomme avait apportŽ avec lui un livre pour reconna”tre les arbres. Il sĠarrtait parfois pour regarder et tournait lentement les pages. Elle sĠarrtait aussi, prtait attention aux chants des oiseaux et aux miroitements de la lumire dans les textures complexes des feuilles et des herbes qui se mouvaient autour dĠeux.

Il avait levŽ la tte et lui avait dit quĠil trouverait bien quelle sorte dĠarbre elle Žtait aussi. Elle avait ri. Je suis une Žpinette. Non, je crois que tu es un bouleau, avait-il dit. Puis ils avaient repris le sentier.

Rendus ˆ la clairire, ils avaient dŽposŽ leurs outils. Ensemble ils avaient convenu du travail ˆ faire. Ils parlaient peu, conscients du silence et de lĠair chargŽ de miel. Conscients peut-tre quĠils allaient bient™t rompre tout ceci avec le bruit lourd de leurs travaux.

Mais avant de commencer, elle sĠŽtait rendue au pommier et sĠŽtait retournŽe vers lui. Il Žtait allŽ la rejoindre. Elle sĠŽtait appuyŽe contre lĠarbre, attirant lĠhomme ˆ elle. Il avait regardŽ autour dĠeux, mesurant la solitude, sentant dŽjˆ sa faim. Il avait ˆ peine hŽsitŽ, Žmu quĠelle veuille ainsi de lui.

LĠhomme avait embrassŽ les lvres de la femme et avait jetŽ un coup dĠÏil dans lĠŽchancrure du chemisier. Elle a ri quand il a grognŽ lŽgrement en voyant ses seins nus.

Ils sont restŽs dans le silence des arbres. Le travail attendrait encore. La femme avait observŽ lĠhomme alors quĠil sommeillait sous le pommier, la tte appuyŽe sur son livre. Elle lĠavait regardŽ dormir jusquĠau plus fort du jour.

 

***

 

Quand ils sont rentrŽs ˆ la maison, ils ont tout de suite remarquŽ que lĠorme dŽbitŽ avait disparu. Les traces du camion Žtaient visibles dans la terre du chemin. Elle avait hochŽ la tte en voyant la pile de bžches laissŽe en Žchange. Que de lĠŽrable bien sec, avait-elle affirmŽ en sĠapprochant.

LĠhomme sĠŽtait approchŽ aussi et avait posŽ sa main sur lĠŽpaule de la femme. Ë ce moment-lˆ, ils ne savaient pas encore, ni lĠun ni lĠautre, combien ils Žtaient capables dĠamour.

 

 

France Mongeau

Le pommier dans Ç Arbres È. MontrŽal : Moebius no 128, 2011