LĠapprentissage de lĠobscurit
Ç Shapes had
acquired a vocabulary; boats, bridges, bodies and trees, and what came to
possess me was the incredible amount of light in the dark, of beauty deep
within. Dark had always been a place of fear, of unknowing, a place of no
light. Now, with these works, dark becomes a radiant place. È[1]
96 Shades of Radiant Yellow, 2013
Dans
lĠatelier de Liz Davidson, des retailles de mtal, de phrases et de lumire
jonchent le sol. Le bton bross propose ainsi un chemin changeant que
jĠemprunte chaque fois que je visite les lieux pour me diriger vers la
porte-fentre donnant sur le jardin. L, mes pieds, incrustes dans le sol,
quinze pierres de tailles diffrentes forment un cercle commmorant la tuerie
des quatorze jeunes femmes tudiant la Polytechnique de Montral. Quatorze
pierres, et une quinzime : celle du jeune assassin, mort lui aussi par sa
propre violence. JĠavance ici dans le pome de la douleur et je ctoie la mort o
une joie diffuse me rejette encore, me refuse compltement.
Les
Ïuvres de Liz Davidson, comme toute Ïuvre vritable, transcendent le rel.
Ainsi des objets tentant de nommer lĠimpuissance, ou lĠirrparable, cohabitent
avec le travail de cration qui se fait en permanence. Il y a dans les Ïuvres accroches aux murs ou poses
sur les tables de travail une curiosit compatissante qui parvient dpasser
les premiers cercles de la douleur et ceux-l aussi de la comprhension de
cette douleur. Des Ïuvres passerelles, des Ïuvres leves. LĠhommage Betty Goodwin que propose Liz
Davidson en 2009 en est une. Îuvre de mmoire et de reconstruction qui totalise
prs dĠune trentaine de pices composes de matires mixtes – photographies,
encres, collages – montes sur un ou deux ou trois panneaux chacune. La
silhouette dĠune femme reproduite sur plusieurs de ces pices suggre lĠenvol,
le dtachement, la perte ; elle reste dans mon souvenir lĠempreinte dĠun
dsir dĠmancipation et de bonheur billonn. La main qui saigne et la tte
emprisonne dans un carcan de mtal proposent une telle angoisse, un tel
arrachement au terrestre.
Des
formes prennent donc la parole alors que je plonge dans des propositions
mille lieues de lĠatelier. Est-ce moi qui cris ? Ainsi, jĠentends les
grands oiseaux affams croisant les hlicoptres bruyants survolant le nord
charg de vacarme et de beaut. Les pales nerveuses des monstres forment une
roue qui tourne au ralenti, reproduisant pendant quelques secondes les cultures
circulaires aperues lors dĠun vol au-dessus du dsert de Lybie. O tait-ce
lĠgypte ? Les Ïuvres au fusain, accroches sur le mur de lĠatelier de Liz
Davidson, capturent mon esprit chasseur dĠimages et dĠides, invincible ici et
debout tout auprs du souvenir dĠune tuerie, mais dj tournoyant au-dessus du
cercle polaire. Je pense alors mes tudiants en aronautique, bientt
tudiants de Polytechnique. Je me demande comment faire pour quĠils conservent intacts
en eux lĠinstinct et lĠaudace de lĠoiseau.
stove top, 39 x 24 in,
Charcoal, 2013
Les oies de Riopelle[2]
lĠoiseau nĠa pas rejoint ses frres assembls
sur les terres voisines
le squelette cartel de ses ailes sĠest
accroch aux parois sches de la grotte o les ocres et les noirs minraux
racontent lĠexaltation de pouvoir sĠarracher de cette gravit terrestre maudite
mal-aime
gravit du corps sans cesse rappel par ses
propres cendres peau terreuse muscles-rivires gestes amoureux de la rondeur du
jour
lĠoiseau respire encore malgr son immobilit
dĠargile de poussire et de roc
le souffle de la pierre ranim par les
flammes dessine lĠarmature fragile et sculaire de la premire chair vivante
le rseau des veines est encore visible
et dicte dans son imptuosit millnaire le premier envol conserv pour notre
mmoire
le premier envol conserv au creux des
grottes par les premiers dessins
ici
lĠempreinte nĠest plus de poudre dĠos mais dĠacrylique
et
les traces des mains en aplat sur les parois fraches de lĠatelier marquent
lĠternelle droute fivreuse du corps
le
corps grave mais aimant de lĠartiste inclin au-dessus de son travail
son
chagrin pur clabousse les figures primitives des cercles et des chasses aux
grands oiseaux des marais
Les travaux de Liz Davidson sont une
qute perptuelle et profondment humaine, et si les Ïuvres reprsentent
parfois lĠacharnement souvent aveugle et puisant de la recherche, on y observe
aussi le travail pur et lent dĠune mlodie qui sĠorganise en volutes et en
intentions clairvoyantes. Si les retailles et les objets parpills dans
lĠatelier appartiennent la cadence dĠun mouvement continu li au dsordre apparent
sur le sol de bton et les tables, ils sont surtout lis la lumire, lis
ce qui rugit sans cesse en nous : la nature, le corps, lĠarbre intentionn
sur la route. La trs belle srie spirit highways en tmoigne certainement. Comme partout
ailleurs, des arbres surgissent parfois au milieu des grands-routes de
lĠAmrique pour illuminer les longues heures qui me ramnent la maison. Je
songe lĠobscurit qui me donne des raisons de poursuivre et dĠaimer.
spirit highway tree, 2006
Digital image, encaustic
72 in H x 32 in W
Ç Darkness and light, terror, rage, pain, and
great beauty, a landscape at once unfamiliar and yet full of vaguely forgotten
memories and signposts. To spend time in this place of darkness and unknowing
was scary; how I lived my life in the Òupper worldÓ of spirit had not prepared
me for my time in the dark unknowing of the cave. In a journal entry of
February 1993 I had written:
ÒBeing in the cave has always meant being closed down, defended, feeling
very small, tight, no flow. It still has some of these feelings, but a new
perspective is opening. In its positive aspect it is now a time of digestion,
reflection, sometimes a mysterious unknowing, where I havenĠt a clue what is
going on in there, but I know that shifts are taking place. It is a time for
trust. It is being in the dark, formless, where knowing comes from a different
place, some place deep inside (my heart?). I need to listen differently, to
respond differently. Time is even measured differently. There is a lot of
waiting, small step, wait, another step, wait, a very intuitive place.È[3]
Je regarde tout, happe par les objets,
attire par les outils aligns sur les tables de travail. Ce sont ces objets
qui me fascinent, mĠinterpellent, peut-tre parce quĠils contiennent incruste
dans leur manche la chaleur de la main. Ë lĠoccasion, je prends un pinceau, le
soupse et le repose. Je nĠose pas davantage ! Pas ici dans le concret des
couleurs et de la lumire qui mĠinvite. Toutefois, jĠentrevois les pomes et
tant de possibilits, attachs mme les pinceaux, les crayons, les papiers
jets sur le bton. Je suis les fils lectriques qui courent sur le sol,
sĠentrelaant aux images fugitives des tres et des paysages qui ornent les
murs et je dcouvre en moi des blessures anciennes harnaches de silences et de
murmures. Qui parle pour moi ? Qui me gurira ? Je ne repre rien de
ce que je connais dj et si lĠinconfort ncessaire que je conois dans cet apprentissage
vient mon secours, cĠest que dans cette obscurit il y a les couleurs
vibrantes des dessins de Liz Davidson. Je peux laisser chaque valse me mener
vers le soleil entrant par la porte-fentre qui ouvre sur le jardin. Et je peux
moi aussi redevenir oiseau.
Les oies de Riopelle (suite)
la sensualit des paumes pouse la
libert du vivant dans un assemblage fou de couleurs de ferrailles et de filets
les armes blanches et nocturnes protgent
les souffles meurtris tranges sonars du fond des eaux o fraient les premiers
atomes
lĠaigle blanc du nord rapace incendi par les
doigts de lĠartiste est un mage espion diseur de bonne aventure
les kilomtres de route sĠallongent en
cascades dĠarbres et de prairies jaunes de froid et les oiseaux infatigables
fuient
les oiseaux bernaches et malards fuient en
scandant leurs cris rappels incessants du parcours suivre
imprim dans lĠÏil et la nervure de leurs
ailes le trac aveugle du nord vers le sud celui-l mme grav sur les parois
fraches des grottes
grav dans lĠossature du corps le vivant des
terres survoler pour atteindre les grands marais
lĠor et lĠargent des outils jets sur le
sol scintillent dans lĠatelier
dans ce fouillis de papier et de pierres
sables passent le rire les robes fraches et les gestes de la main amoureuse
signaux visibles du ciel pour lĠoiseau et ses
frres qui telles des fleurs migrantes retournent dans la neige des nords
la poudre blanche crache sur la main
pour en tracer le contour marque passage repos le travail arrach du sol
quelques secondes
le travail oublieux de sa propre gravit
lev contre la dtresse du monde sĠimaginant volcan.
red 1, 2006
Digital image, encaustic
14.5 in H x 56in W
Liz
Davidson et moi nĠchangeons pas dans la mme langue. JĠcoute, je retiens des
mots que je tente de traduire mesure tout en observant les gestes qui
accompagnent les phrases. Ses mains, ses doigts deviennent les outils de la
couleur et du crayon. Ceux des tristesses et des autres abandons. JĠobserve sa
faon dĠtre exalte dans une langue que je matrise mal et je la vois habiter tout
lĠespace de lĠatelier. Sa respiration entre dans le papier, traverse les murs
et rejoint le temps arrt du jardin. Ses mains parlent, son corps tangue et
elle le dit : cĠest l que nous nous retrouvons, sur cette ligne tnue
entre nos deux langues, entre deux univers qui changent avec une maladresse
joyeuse, l o notre pense, nos Ïuvres et la musique se retrouvent. Il sĠy
cre un espace qui fabrique ses forces dans lĠphmre de lĠatelier, dans ce
qui est inachev et qui nous dfinit indfiniment toutes les deux.
Dunham,
automne 2013
France
Mongeau
LĠApprentissage
de lĠobscurit. Les Adrets : Arpentages 2, 2014
[1] Liz Davidson.
Ç hulls, boats & trees È. En ligne. Novembre 2006. www.lizdavidsonartist.com.
[2] Pome hommage au peintre Riopelle, ddi Liz
Davidson et paru en 2003 dans la revue Arcade.
[3] Liz Davidson.
Ç in the cave of my heart I found È. En ligne.
Novembre 2006. www.lizdavidsonartist.com.