Le désir de bâtir une maison ne la traverse pas encore.
Il ne peut pas être déjà dans chaque fibre de sa robe, ni dans les cordes sourdes de sa voix.
Mais il est dans la brise, vent d'est vent doux de ces terres dévastées.

Elle a caché dans les replis de ses vêtements des lettres
d'amour. Des bijoux. Un peu de poussière, ces acres gris
qu'ils n'ont jamais labourés. Elle a fait de ses jours longue errance tremblée, prenant à son insu les forces
de la plaine.

Je la file patiente, je l'observe de loin. Je calque mes gestes
sur ses gestes et songe à des bijoux entre ses seins, contre
ma peau. À des bracelets tintant. Mais il y a d'autres lèvres
tatouées sur sa nuque, d'autres tissus de soie sauvage.
Je marche dans ses traces. Jamais un pan de sa robe
ne me voile le couchant.

J’interroge cette terre qui me prend et me laisse sans repos.
Je sens la poussière qui s'est déposée sur mes cheveux,
dans mes vêtements. Au bout de mes doigts.
Je reconnais sa colère dans le fond de mes poches.

Chaque soir elle construit notre abri, trouve le bois. Elle sait
les pierres plates contre le vent, le feu. Le moment du repas.
Elle connaît la juste mesure de la part qui me revient et
me laisse immobile apprendre les instants de l'étendue
de cette plaine. Elle ne dit jamais rien de cette terreur-là
dans mes mains inutiles.
Elle m'offre à manger comme à une sœur et m'apprend
le corps sang-froid, la gravité de l’errance sur ces terres
désolées.
Je n'ai rien à donner, mon cœur est encore au seuil
du courage.

Dans mon sommeil, je perçois le tintement des bijoux,
le froissement du papier de ses lettres d’amour. J’entends
frémir aussi cette terre un peu folle, ses enfants et
ses hommes.
Qu’interroge-t-elle ainsi dans cette veille sourde,
n’entend-elle pas leurs cris?

Je fuis. Je cherche des frontières, d’autres pays. De l’eau.
J’accorde mes pas au vent d’est, c’est moi qui trouve
les forces. J’apprends à faire le feu, les pierres plates
pour la nuit. Et j’apprends sur ma langue ce goût du sang,
cette poussière qu’elle répète dans sa bouche.
Je reconnais sa plainte. Ses enfants et ses hommes
traversent enfin sa voix.

Le désir de bâtir une maison la traverse tout entière.
Ses veines, ses muscles, toutes les fibres usées de sa voix
veulent construire un abri.
Son corps et la force de ses bras pensent déjà
au lourd travail de la maison isolée.

Ce sera sa violence, ouverte à la plaine.

Elle a rêvé une forteresse. Un endroit pour dormir
brise-bise de toile aux fenêtres du couchant.
Elle l'a construite à mains nues. Elle a creusé la vieille terre
folle, taillé à même les arbres des solives grises. Son corps
tremblant dans l'effort.
Le sel de nos os cristallisé par ce même ouvrage.

Elle a sculpté dans la mémoire de ma peau la gravité
de la maison isolée. Les caresses de ses hommes,
les labours de seigle pâle. Je sais le feu, bientôt la part juste
du repas. Celle de la nécessité de l’errance et du sang
battant mes veines.

J'essaie maintenant de me convaincre que je n'ai plus besoin
d'elle, ni de toucher sa robe, ni de porter son pain.



Ségala (2005) Texte France MONGEAU / Gravures et lavis A-L H-BLANC
7 exemplaires sur papier Zerkall 250 g pour les 7 gravures et lavis; sur papier Japon pour les textes

format 31 X 14 cm, présenté dans un coffret