Le voyage que l'on fait en radeau porte plus de sens que celui que l'on fait en bateau. Même au mois de février, mon jardin m'émeut. Je le regarde ammaré dans les glaces et je frissonne. Ce jardin, tant radeau que port d'attache. Ses flancs, usés par l'ouvrage du vent d'ouest, ondulent au soleil. Ils ne défaillent pas. J'ai hâte d'entendre de nouveau son portail grincer, de rembarquer au printemps, de retrouver mon pied marin. Mais, pour l'instant, je ne peux que le regarder.
Vous marchez tous les jours jusqu’à des jardins pâles.
Vous prenez hâtivement quelques notes. Des photos aux angles froids que vous ferez jaillir dans les acides brûlants de la chambre noire.
Mais le papier, glacé sous vos doigts, est un obstacle de plus.
Chaque image prend un temps fou pour rejoindre votre corps.
Vous êtes inclinée sur le monde.
Affamée-dénudée par l’hiver.
Je ne dois rien toucher. Le froid, la glace et le bois de la clôture ont fait un pacte. Tout est figé. Il suffirait que je tire ou que je pousse pour tout défaire.
Les yeux ouverts, je ne peux que voir.
Nous entendez-vous faire les cent pas devant votre porte, les bras chargé de couleurs, de parfums, d’essences rares et fortes, d’épices piquantes ?
Tout est si blanc, si tranchant. Je suis comme une vieille louve des mers, immobilisée par l’hiver, debout sur une masse d’eau cristallisée pour qu’on la regarde avant que tout tourne de nouveau.
Vos saisons seront toujours les nôtres.
Prisonnières de cette roche blanche plus mica que cristal.
Roche blanche et dure.
Votre part animale et aimée claque des dents au profond de l’hiver.
Nous entendons votre clameur assourdie par les vents. Et votre hargne.
Vous relevez la tête pour regarder ce jardin d’eau
chez vous, il est déjà question de voyage.
Je me demande ce que Vincent aurait fait de cet hiver. Sa lumière est si claire ; il y a de quoi se trancher les deux oreilles. Aurait-il triché, comme moi je le fais parfois ? Aurait-il fermé les yeux devant le perçant de tant de blanc, et invoqué la douceur de l’été, imaginé un tableau où l’œil n’est pas obligé de s’attarder, un tableau où l’œil et l’âme sont si vite repus, qu’on est exempté de penser ? Il est difficile d’avoir de l’ATTENTION quand le bourdonnement est dans l’abeille, l’abeille est dans la bergamote, la bergamote est dans la plate-bande … et mari don, don, dé … c’est ça l’été. L’hiver c’est les os, the bare bones, le squelette. L’hiver on remarque l’arbre : « Regarde s’il est beau l’arbre » Ce n’est pas le genre de chose qu’on dit l’été.
Être vigile donc.
Comme des arbres feignant le sommeil. Tels des peupliers trembles devenus.
Être vigile : regard et veille. Tout le corps en attente.
Être mains tendues de patience et tendresse.
Être là. Impossibles et changeants.
Dans la ligne pure de l’hiver.
Et vous entendre inventer mille fois ce jardin, trop silencieux pour vous,
trop capricieux et fragile.
Et vous entendre maudire mille fois la neige nue et les vents et les sables et votre propre violence.
C’est facile de vous imaginer à grands pas dans les vagues hautes des herbes,
escaladant des glaces.
Malgré l’absence de chairs vives, mon jardin me fournit une plénitude à mastiquer. J’ai l’infini à me mettre sous la dent. Mais mastiquer c’est aussi dur que travailler. L’hiver est dur, car il n’y a rien à semer, à bêcher, rien à récolter. Il n’y a rien à entendre sauf craquer. Février est un test. Qui craquera le premier ?
Vous dites : « L’hiver, c’est les os » et vous vous approchez de la mort.
Sans nous.
Vous assemblez des papiers et nos lettres d’amour.
Sous la fenêtre, vous travaillez sans voir le temps qui passe.
Vous retournez dans d’autres jardins. Ailleurs. Avant.
Les photos deviennent ainsi fleurs et parfums subtils dans la chair de votre hargne.
Et les souvenirs s’entassent, comme rempart chaud entre vous et l’hiver.
Vous assemblez des papiers et nos lettres d’amour.
Sous la fenêtre, vous travaillez sans voir le temps qui passe.
Vous retournez dans d’autres jardins. Ailleurs. Avant.
Les photos deviennent ainsi fleurs et parfums subtils dans la chair de votre hargne.
Et les souvenirs s’entassent, comme rempart chaud entre vous et l’hiver.
Les photos révèlent l’ossature d’un jardin, figé dans la posture des derniers gestes, semblables à ceux de ces cadavres d’hommes stupéfiés en pleine montée, que les alpinistes de l’Himalaya doivent enjamber pour atteindre le sommet ; des corps qu’un hiver sans fin ne daigne même pas ensevelir complètement sous la neige. Car là-haut, il fait trop froid pour neiger.
Les photos me font comprendre que l’âme de mon jardin est dormante, sereine, en attente des jours plus cléments. Les corps des hommes de l’Himalaya, eux, n’ont rien de serein dans leurs torsions, et on ne peut que prier, lorsqu’on les a vus, que leur âme ait pu s’échapper de la chair glacée, vers une quelconque oasis.
Vous ne quittez jamais votre jardin.
Les outils et les pierres rangés pour le prochain été.
Et ces heures longues, longues comme des fauves, vous rappellent les hommes,
leurs aventures, leur folie.
Leur quête, pareille à la vôtre, d’un premier rayon de miel
Et d’un premier soupir révélé.
La lumière sur la photo montre aussi les sillons dans la neige, en avant de la clôture, tels les veines d’un complexe système dont le sang est absent. Rien de sanguin dans cette composition, aucune couleur ne vient brouiller la rétine. Rien que le blanc et le bleu, qui fondent l’un dans l’autre, à force de les regarder. L’œil tente tout de même de s’accrocher à quelque chose, question de garder le dessus. Il se fixe sur quelques tiges de tournesols brunies sortant d’un coin sous la neige, comme le font les doigts des hommes perdus de la dernière expédition de Mallory.
Vous dites que votre jardin vous a rescapée de plus d’un naufrage.
C’est que vous sentez gronder la terre n’est-ce pas ?
Et vos doigts sur la table, sur le papier glacé des photos,
tracent le contour des doigts des hommes,
comme vous le feriez du contour des feuilles nouvelles.
Vous êtes une vieille louve dénudée, affamée par l’hiver.
Difficile de croire que de toute cette immobilité renaîtra l’Éden. Que ce grand silence est une des notes de la gamme. Néanmoins, en juxtaposant une photo du jardin en février à une photo du mois d’août, je fais l’acte de foi de croire que février est le nécessaire précurseur du printemps. Et comme avec tout acte de foi, je ne comprends pas.
Mais vos traces, dans l’argile rousse du monde, sentent déjà la chaleur,
l’eau poudreuse de mai et l’or piquant des fleurs de juillet.
Vous êtes déjà ici, maintenant.